12 juin – Le Bellâtre Enchanteur

 

 

Link et moi n’avons guère parlé en revenant du lac. Nous avions la voiture de Lena, mais je n’étais pas en état de conduire. Mes pieds étaient entaillés, et je m’étais foulé la cheville en tentant d’escalader le dernier arbre abattu. Link s’en fichait. Il était ravi de pouvoir enfin s’asseoir au volant du coupé.

— La vache, ce moteur déménage ! Ça, c’est de la bagnole de frimeur !

Son idolâtrie était agaçante, aujourd’hui. La tête me tournait, et je n’avais pas envie de l’entendre s’extasier pour la centième fois sur la bagnole de Lena.

— Alors, appuie sur le champignon, mec. Nous devons la retrouver. Elle a filé en stop sur la moto d’un type.

Je ne me suis pas résolu à avouer qu’il y avait toutes les chances pour qu’elle connaisse le type en question. Quand avait-elle photographié la Harley au cimetière ? J’étais si énervé que j’ai balancé mon poing dans la portière de la caisse. Heureusement, Link s’est gardé d’énoncer l’évidence : Lena m’avait fui. Il était clair qu’elle ne tenait pas à ce que je la découvre. Il s’est donc contenté de conduire, tandis que je regardais par la vitre, le vent chaud accentuant la brûlure des multiples coupures de mon visage.

Cela faisait un moment que les choses allaient mal entre nous. Simplement, j’avais refusé de l’admettre. Je ne savais pas trop si c’était parce qu’on nous avait fait quelque chose, parce que je lui avais fait quelque chose ou parce qu’elle m’avait fait quelque chose. Et si cela était lié à des étapes du deuil, fort différentes des miennes, surnaturelles, issues des Ténèbres ? Si cela concernait ce que nous redoutions depuis le début ?

Une fois encore, j’ai défoncé la portière.

— Je suis sûr que Lena va bien, a lâché Link. Elle a juste besoin d’air. Les filles n’arrêtent pas de réclamer qu’on leur laisse un peu d’air.

Il a allumé la radio.

— Ah ! La stéréo de la mort ! a-t-il commenté.

— On s’en moque.

— Hé, et si on allait au Dar-ee Keen, des fois que Charlotte bosse ? On pourra peut-être la brancher, surtout si on débarque dans cette super bagnole.

Link s’efforçait de me changer les idées. En vain.

— Comme si quelqu’un en ville ignorait de quelle voiture il s’agissait ! ai-je rétorqué. Nous devrions la ramener à Ravenwood, de toute façon. Tante Del va s’inquiéter.

Et ça me donnerait une bonne excuse pour voir si la Harley était ou non là-bas.

— Tu veux débarquer chez eux avec la caisse de Lena, mais sans elle ? a protesté Link qui ne renonçait pas facilement. Histoire de ne pas inquiéter tante Del ? Tu délires. Arrêtons-nous pour manger une glace et réfléchir. Si ça se trouve, Lena sera au Dar-ee Keen. C’est juste à côté de la nationale.

Il n’avait pas tort. Pour autant, je ne m’en suis pas senti mieux. Plutôt pire.

— Puisque tu apprécies tant ce boui-boui, tu aurais dû décrocher un job là-bas. Ah ! oui, c’est vrai, j’allais oublier. Tu ne peux pas, parce que tu vas passer ton été à disséquer des grenouilles en compagnie de tous les condamnés à perpète qui ont raté leur exam de bio.

Les condamnés à perpète étaient les élèves de terminale qui ne décrochaient jamais leur bac, bien qu’ils donnent l’impression de passer leur vie au bahut. Ceux qui, des années plus tard, arboraient leur veste de sport aux couleurs de Jackson tout en travaillant au Stop & Steal.

— Tu peux parler, vu le boulot nul que tu t’es trouvé ! La bibliothèque ? Ça craint.

— Je pourrais te brancher avec un bouquin si tu savais lire.

Mon projet estival de travailler en compagnie de Marian stupéfiait Link, ce dont je me souciais comme d’une guigne. La langue me démangeait encore de questions au sujet de Lena, de sa famille, des Enchanteurs des Ténèbres et de la Lumière. Pourquoi Lena ne s’était-elle pas Appelée à son seizième anniversaire ? Ce genre de truc semblait pourtant inévitable. Était-elle véritablement en mesure de choisir entre Lumière et Ténèbres ? Était-ce aussi aisé ? Depuis que le Livre des lunes avait été détruit dans l’incendie, la Lunae Libri était le seul endroit susceptible de renfermer des réponses à mes interrogations.

Ensuite, il y avait les autres mystères. Je me suis interdit de penser à ma mère, à des inconnus en moto, à des cauchemars, à des lèvres sanglantes et à des yeux dorés. À la place, j’ai contemplé le défilement flou des arbres, dehors.

 

Le Dar-ee Keen était bondé. Rien de bien surprenant, car c’était l’un des très rares lieux accessibles à pied depuis le lycée. L’été, il suffisait de suivre les mouches pour trouver son chemin. Autrefois Dairy King, les Gentry l’avaient racheté pour le transformer en Dairy Queen, mais n’avaient pas voulu dépenser l’argent nécessaire à une nouvelle enseigne. Aujourd’hui, les clients paraissaient encore plus en sueur et furax que d’ordinaire. Marcher sur un kilomètre et demi dans la chaleur de la Caroline du Sud et louper le premier jour de drague arrosé de bière tiède sur les bords du lac ne correspondait pas du tout à l’idée que chacun se faisait de la fin de l’année. Un peu comme si on avait décidé d’annuler la fête nationale.

Emily, Savannah et Eden étaient installées à la meilleure table avec l’équipe de basket. Elles étaient pieds nus, en hauts de bikini et ultra minijupes en jean, du style dont on laisse un bouton ouvert, offrant des visions aussi fugitives qu’évocatrices de leurs slips de bain sans pour autant en montrer trop. L’humeur était morose. Comme il ne restait plus un pneu neuf dans Gatlin, la moitié des véhicules étaient en rade sur le parking de Jackson. Cela n’empêchait pas bon nombre de gloussements sonores et de grands effets de mèche. Emily débordait de son soutien-gorge, ce qui enivrait Emory, sa dernière victime en date.

— Bon sang, a soupiré Link en secouant la tête. Ces deux-là seraient prêts à tout pour être le centre du monde. Les mariés à la noce et le cadavre à l’enterrement.

— Du moment qu’ils ne m’invitent ni à l’un ni à l’autre.

— Toi, tu as besoin de sucre. Je m’en occupe. Tu veux quoi ?

— Rien, merci. Tu as du fric ?

Il n’en avait jamais.

— Nan ! Je m’arrangerai pour séduire Charlotte.

À force de tchatche, Link arrivait à se débrouiller de n’importe quelle situation. Je me suis frayé un passage au milieu de la foule, aussi loin que possible d’Emily et de Savannah, et j’ai fini par m’affaler à la pire des tables, entre les étagères de cannettes et de bouteilles provenant de toutes les régions du pays. Certains sodas étaient là depuis l’enfance de mon père, et on distinguait les différents niveaux de sirop, brun, orange, rouge, tassés au fond des flacons après des lustres d’évaporation. J’imagine que le spectacle était plutôt répugnant, entre ces boissons des années 1950 en guise de papier peint et les mouches. On finissait par ne plus les remarquer, toutefois.

Assis sur ma banquette, j’ai contemplé ces limonades à l’agonie, mon humeur aussi noire que les restes de sirop. Qu’était-il arrivé à Lena, tout à l’heure ? Nous avions échangé des baisers et, la seconde suivante, elle m’avait fui. Tout cet ambre dans ses yeux… Je n’étais pas idiot, j’en comprenais la signification. Les Enchanteurs de la Lumière avaient les iris verts, ceux des Ténèbres, les iris or. Si Lena n’avait pas encore complètement viré au mordoré, ce dont j’avais été témoin au lac suffisait à me pousser à l’introspection.

Une mouche s’est posée sur la table rouge brillant. Je l’ai fixée. Un maelström familier m’a secoué l’estomac – frayeur et panique qui viraient à une colère sourde. J’étais si furieux contre Lena que j’ai failli balancer mon poing dans la vitre me séparant du box voisin. En même temps, j’avais envie de savoir ce qui se tramait, et qui était ce fichu motard. Cela fait, je devrais lui botter le cul.

Link s’est glissé en face de moi, armé de la glace la plus grosse qui fût. Dix bons centimètres de crème s’élevaient au-dessus de la coupe en plastique.

— Charlotte a du potentiel, a-t-il décrété en léchant sa paille.

Même l’odeur douceâtre qui émanait de sa sucrerie me donnait la nausée. J’ai eu l’impression que la sueur, le graillon et les mouches, les Emory et les Emily se refermaient sur moi.

— Lena n’est pas là. Partons.

Il m’était impossible de rester ici comme si de rien n’était. Link, lui, si. Qu’il pleuve ou qu’il vente.

— Calmos. J’aurai fini dans cinq minutes.

À cet instant, Eden est passée devant nous, en route pour renouveler son Coca light. Elle nous a gratifiés d’un sourire faux comme jamais.

— Quel couple charmant ! Tu vois, Ethan, ce n’était pas la peine de perdre ton temps avec cette p’tite vandale doublée d’une briseuse de fenêtres.

— Ce n’est pas elle qui a crevé tes pneus, Eden.

J’étais conscient de ce qui allait se raconter. Il fallait que je leur boucle le caquet avant que leurs maternelles s’en mêlent.

— Ouais, c’est moi, est intervenu Link, la bouche pleine de glace. Lena a juste aidé, c’est moi qui y ai pensé le premier.

Il ne résistait pas au plaisir d’embêter l’équipe de cheerleaders. Pour elles, Lena était un sujet de vieille plaisanterie qui n’amusait plus, mais que personne n’arrivait à laisser tomber. Ainsi vont les choses, dans les petites villes. Une fois établie l’opinion qu’on a sur quelqu’un, elle ne varie pas d’un pouce, quand bien même la victime concernée, elle, change. Ces filles continueraient de croire dur comme fer que Lena était la dingue qui avait détruit la vitre en cours de littérature, y compris quand elle serait arrière-grand-mère. Et comme la majorité des élèves n’auraient pas bougé de Gatlin…

Moi si, en revanche. Du moins, tant que les choses resteraient les mêmes dans ce bled. C’était la première fois depuis l’installation de Lena chez nous que je songeais à partir. Jusqu’alors, la boîte à chaussures pleine de dépliants sur diverses universités n’avait pas quitté le dessous de mon lit. Tant que j’avais eu Lena, j’avais cessé de compter les jours me séparant de mon départ d’ici.

— Oh, mon Dieu ! Mais qui c’est, ça ?

La voix d’Eden a résonné avec un peu trop de force. La clochette de la porte du restaurant a tintinnabulé quand le battant s’est refermé. Soudain, on se serait cru dans un film de Clint Eastwood, lorsque le héros pénètre dans le saloon juste après avoir descendu la ville entière. Le cou de chacune des filles assises dans le coin a brutalement pivoté vers l’entrée dans une volée de queues-de-cheval blondes et sales.

— Je l’ignore, mais j’aimerais bien l’apprendre, a ronronné Emily en débarquant derrière Eden.

— Je ne l’ai jamais vu. Et toi ?

Mentalement, Savannah passait en revue l’annuaire du lycée.

— Certainement pas ! Je ne l’aurais pas oublié, celui-là.

Le malheureux ! Emily l’avait dans sa ligne de mire – cible repérée, arme chargée. Il n’avait pas la moindre chance de lui échapper. Je me suis retourné afin de regarder le mec qu’Earl et Emory ne manqueraient pas de démolir dans les règles de l’art dès qu’ils s’apercevraient que leurs copines bavaient devant lui.

Debout sur le seuil, il portait un tee-shirt noir usé, un jean et des rangers éculés. Certes, de ma place, je ne distinguais pas l’usure de ses chaussures, mais je savais qu’elles étaient éraflées. Il était en effet habillé comme lors de notre dernière rencontre, le matin où il s’était évaporé, après les obsèques de Macon. C’était l’inconnu. L’Incube qui n’en était pas un. L’Incube du soleil. M’est revenu en mémoire le moineau d’argent dans la paume de Lena endormie sur mon lit.

Que fichait-il ici ?

Un tatouage noir genre tribal s’enroulait autour de son bras. J’avais déjà vu ça quelque part. Sentant une lame s’enfoncer dans mon ventre, j’ai effleuré ma cicatrice. Elle était douloureuse.

Savannah et Emily ont gagné le comptoir, adoptant l’air de celles qui vont commander une boisson forte. Comme si elles buvaient autre chose que du Coca light !

— Qui c’est ? a demandé Link.

Non seulement il n’avait pas l’esprit de compétition, mais en plus il était hors course, ces derniers temps.

— Aucune idée. Sauf qu’il était à l’enterrement de Macon.

— C’est un cousin de Lena ? a insisté mon copain sans le quitter des yeux.

— Non. J’ignore ce qu’il est. En revanche, je suis sûr qu’il n’est pas de la famille.

Pourtant, il avait assisté aux funérailles, avait rendu hommage à Macon. Il n’empêche, il émanait de cet étranger quelque chose de mal, je l’avais senti dès le début. De nouveau, la clochette a retenti.

— Hé, Gueule d’Ange ! Attends-moi !

Je me suis figé. J’aurais reconnu cette voix n’importe où. Link fixait la porte lui aussi, comme s’il venait de voir un fantôme ou pire…

Ridley.

La cousine de Lena, Enchanteresse des Ténèbres, était aussi dangereuse, aguicheuse et court-vêtue que d’habitude – enfin presque : nous étions en été, et elle avait encore moins de vêtements. Elle était habillée d’un débardeur moulant en dentelle noir et d’une jupe de la même couleur, si courte qu’elle avait dû être taillée pour une gamine de dix ans. Ses jambes en paraissaient encore plus longues, en équilibre sur des sandales aux talons aiguilles vertigineux et redoutables, susceptibles d’être plantés dans le cœur d’un vampire. À présent, les nanas n’étaient plus les seules à avoir la bouche béante. La plupart des élèves avaient assisté au bal d’hiver du lycée que Ridley avait fichu en l’air tout en parvenant à être la plus belle des filles présentes, à une exception près.

S’adossant au mur, elle a étiré ses bras au-dessus de sa tête, comme si elle s’éveillait d’une sieste profonde. Elle a noué ses doigts ensemble, s’étirant encore plus et révélant au passage davantage de peau et le tatouage noir qui encerclait son nombril et ressemblait beaucoup à celui que son ami arborait sur le biceps. Elle lui a ensuite murmuré quelques mots à l’oreille.

— Bon Dieu de bois, c’est elle ! a marmonné Link qui digérait lentement la chose.

Il n’avait pas revu Ridley depuis l’anniversaire de Lena, quand il l’avait persuadée de ne pas tuer mon père. Il n’avait pas eu besoin de la voir pour penser à elle, cependant. Il était même évident qu’il y avait énormément pensé, à en juger par le nombre de chansons qu’il avait écrites depuis la soudaine disparition de la demoiselle.

— Tu crois qu’elle est à la colle avec ce type ? Et qu’il est comme elle ?

Autrement dit, un Enchanteur des Ténèbres. Ce que Link ne pouvait se résoudre à formuler.

— J’en doute. Ses yeux ne sont pas jaunes.

Néanmoins, il était quelque chose, et je ne savais pas quoi.

— Ils rappliquent, a chuchoté Link en se concentrant sur sa glace.

Ridley était déjà à notre table.

— Tiens, tiens, tiens ! a-t-elle susurré. Si ce ne sont pas là mes deux chéris d’amour. John et moi mourions de soif.

Elle a rejeté ses cheveux blonds aux mèches roses derrière ses épaules avant de se glisser sur la banquette et d’inviter l’étranger à s’asseoir, ce qu’il n’a pas fait.

— John Breed.

Il a énoncé ça comme si c’était son nom, comme s’il se présentait. Il me dévisageait. Ses prunelles étaient vertes, à l’instar de celles de Lena autrefois. Qu’est-ce qu’un Enchanteur de la Lumière fabriquait en compagnie de Ridley ? Cette dernière lui a souri.

— C’est celui de Lena, a-t-elle lancé avec un geste méprisant de ses ongles violets à mon adresse. Tu sais, celui dont je t’ai parlé.

— Je suis le petit copain de Lena, Ethan.

John a semblé surpris, mais ça n’a duré qu’une seconde. C’était le genre de mec à se la jouer cool, comme s’il était certain que tout finirait par tourner à son avantage.

— Lena ne m’a jamais dit qu’elle avait un ami.

Je me suis raidi. Il connaissait Lena, or je ne savais pas qui il était, lui. Il l’avait revue depuis l’enterrement ou, pour le moins, avait discuté avec elle. Quand cela avait-il eu lieu, et pourquoi me l’avait-elle caché ?

— Et jusqu’à quel point exactement connais-tu ma copine ?

Je m’étais exprimé avec trop de force, j’ai senti les regards converger vers nous.

— Du calme, Courte Paille, est intervenue Ridley. On se baladait juste dans les parages. Alors, a-t-elle ajouté en se tournant vers Link, comment vas-tu, Chaud Bouillant ?

— Bien, a-t-il couiné en se raclant la gorge, mal à l’aise. Très bien. Je te croyais partie.

Elle n’a pas relevé. Je continuais à toiser John qui, de son côté, me rendait la pareille, me jaugeant. Il devait réfléchir aux mille et une manières de se débarrasser de moi. Il était en quête de quelque chose ou de quelqu’un, et je le gênais. Sinon, Ridley n’aurait pas débarqué ici avec lui, pas quatre mois après les événements.

— Tu n’es pas la bienvenue ici, Ridley, ai-je lâché sans quitter des yeux l’inconnu.

— Ne monte pas sur tes grands chevaux, l’Amoureux, a-t-elle riposté avec décontraction. On ne faisait que passer sur le chemin vers Ravenwood.

— Ravenwood ? me suis-je marré. Ils ne te laisseront pas approcher. Lena préférerait encore mettre le feu à la baraque.

Lena et Ridley avaient grandi ensemble, telles des sœurs, jusqu’à ce que la seconde vire aux Ténèbres. Ridley avait aidé Sarafine à retrouver Lena pour son anniversaire, ce qui avait failli nous tuer tous, mon père compris. Jamais Lena n’accepterait de la fréquenter.

— Les temps changent, Courte Paille, a-t-elle cependant souri. Si je ne suis pas dans les meilleurs termes avec le reste de la famille, Lena et moi avons toutefois réglé nos différends. Tu n’as qu’à lui poser la question.

— Tu mens.

Elle a déballé une sucette à la cerise. Sous des dehors innocents, la friandise était son arme la plus redoutable.

— Il est clair que tu as du mal avec la confiance, m’a-t-elle lancé. J’aimerais beaucoup t’aider à résoudre ce problème, mais nous devons filer. Et faire le plein de la moto de John avant que cette station-service de rustauds soit à court de carburant.

J’ai agrippé le rebord de la table. Mes jointures ont blanchi. Sa moto. Elle était garée juste devant le Dar-ee Keen, et j’étais prêt à parier qu’il s’agissait d’une Harley. De la bécane que j’avais vue sur le mur de la chambre de Lena. John Breed avait ramené Lena du lac Moultrie. J’ai soudain compris qu’il n’avait pas l’intention de disparaître, qu’il serait là, à l’affût, la prochaine fois que Lena aurait besoin qu’on la conduise quelque part.

Je me suis levé. Je ne savais pas trop quelles étaient mes intentions, mais Link, si. Quittant le box à son tour, il m’a poussé en direction de la porte.

— Partons d’ici, mec.

— Tu m’as vraiment manqué, Dingo Dink ! a lancé Ridley derrière nous.

Elle s’était efforcée d’adopter un ton ironique, comme si c’était là une de ses plaisanteries coutumières, mais le sarcasme s’est coincé dans sa gorge, et sa phrase a pris des accents de vérité. Abattant ma paume sur la porte, je l’ai ouverte brutalement. Avant qu’elle se referme, j’ai eu le temps d’entendre la voix de John.

— Ravi de t’avoir rencontré, Ethan. Salue Lena de ma part.

Mes mains tremblaient, Ridley s’est esclaffée. Aujourd’hui, elle n’avait pas eu besoin de mentir pour me blesser. La vérité lui avait suffi.

 

Nous n’avons pas échangé un mot sur le trajet de Ravenwood. Ni Link ni moi ne savions que dire. Tel est l’effet que les filles produisent sur nous, les gars. Surtout les Enchanteresses. Au sommet du long chemin, nous avons trouvé les grilles closes, une première. Le lierre avait envahi le fer forgé tordu, à croire qu’il avait toujours poussé là. Sortant de la voiture, je me suis approché du portail afin de l’ouvrir, conscient cependant qu’il resterait fermé. J’ai contemplé la demeure. Les fenêtres étaient obscures, le ciel qui la surplombait paraissait plus noir qu’ailleurs.

Qu’était-il arrivé ? J’aurais pu admettre que Lena pète un plomb au lac et qu’elle se sente obligée de s’enfuir. Mais pourquoi lui ? Pourquoi le Bellâtre Enchanteur à moto ? Depuis combien de temps traînait-elle avec lui sans m’en avoir parlé ? Et qu’est-ce que Ridley venait faire dans cette histoire ?

Jamais je n’avais été aussi en colère contre Lena. Être agressé par quelqu’un qu’on détestait était une chose. Ceci en était une tout autre. Il s’agissait du genre de souffrance que seul pouvait vous infliger une personne que vous aimiez et dont vous aviez cru qu’elle vous aimait également. C’était comme un coup de poignard de l’intérieur.

— Ça va, mec ? a demandé Link en claquant sa portière.

— Non.

J’ai contemplé l’allée devant nous.

— Moi non plus, a marmonné Link.

Il a balancé les clés du coupé par la vitre ouverte, et nous sommes redescendus vers la ville à pied. Link se retournait constamment pour vérifier si une Harley ne surgissait pas dans notre dos. De mon côté, je ne pensais pas que nous la verrions. Cette moto si spéciale n’avait pas sa place à Gatlin. Si ça se trouve, elle était déjà de l’autre côté des grilles de Ravenwood.

 

Je ne me suis pas montré au dîner. Première erreur. La seconde a été d’ouvrir la boîte noire marquée Converse. J’en ai répandu le contenu sur mon lit. Un mot rédigé par Lena, au dos de l’emballage froissé d’une barre chocolatée, le talon d’un ticket de cinéma, souvenir de notre premier film ensemble, une note délavée du Dar-ee Keen et une page surlignée arrachée à un livre qui me la rappelait. C’était là que j’avais accumulé tous nos souvenirs, ma version du collier de Lena. Pas très mec, comme truc. Du coup, je n’en avais parlé à personne, même pas à elle.

Je me suis emparé de la photo abîmée prise lors du bal d’hiver juste avant que mes prétendus amis nous aient arrosés de neige liquide. L’image était floue, mais on nous voyait échanger un baiser, si heureux qu’il était douloureux de la regarder à présent. À me remémorer cette soirée, quand bien même j’étais conscient que ce qui suivrait allait être abominable, j’ai eu l’impression qu’une partie de moi continuait à l’embrasser.

— Tu es là, Ethan Wate ?

J’ai essayé de fourrer tout ce bazar dans la boîte en entendant ma porte s’ouvrir. Malheureusement, le carton a dégringolé par terre, entraînant mes pauvres trésors dans sa chute.

— Tu vas bien ?

Entrant dans ma chambre, Amma s’est assise au bord du lit. Ce qu’elle n’avait pas fait depuis ma gastro au CM2. Pas par manque d’amour à mon égard. Simplement, nous exprimions nos sentiments d’une façon qui excluait de s’asseoir sur les lits.

— Oui. Fatigué, c’est tout.

Elle a contemplé le bazar sur le sol.

— À d’autres, a-t-elle riposté. Tu as l’air plus bas qu’un poisson-chat au fond de la rivière. Et une côte de porc parfaitement respectable se morfond dans ma cuisine en t’attendant. Ce qui nous donne deux raisons de nous désoler.

Se penchant vers moi, elle a écarté les cheveux qui tombaient sur mon front. Elle me tannait constamment pour que j’aille chez le coiffeur.

— Je sais, je sais, les yeux sont une fenêtre sur l’âme, et j’ai besoin d’une bonne coupe.

— Tu as besoin de bien plus que ça.

La mine triste, elle a attrapé mon menton, comme si elle était en mesure de me soulever par là. Vu les circonstances, c’était sûrement possible, d’ailleurs.

— Ça ne va pas, a-t-elle décrété.

— Ah bon ?

— Oui. Tu es mon garçon, c’est ma faute.

— Comment ça ?

Je ne pigeais pas, et elle n’a pas développé plus avant. Ainsi se déroulaient nos conversations, en général.

— Elle non plus ne va pas bien, tu sais ? a-t-elle ajouté d’une voix douce en regardant par la fenêtre. Ne pas aller bien n’est pas forcément la faute de quelqu’un. Parfois, c’est juste un fait, comme les cartes qu’on tire.

Avec elle, tout se réduisait toujours au destin, à ses tarots, aux ossements dans le cimetière, à l’univers qu’elle était en mesure de déchiffrer.

— Oui, madame.

Elle a plongé ses yeux brillants de larmes dans les miens.

— Il arrive que les choses ne soient pas ce qu’elles ont l’air d’être, et que même une Voyante ne puisse prédire ce qui va arriver.

Prenant ma main, elle y a laissé tomber un objet. Une ficelle rouge à laquelle étaient accrochées des perles minuscules. Encore un de ses talismans.

— Noue ça autour de ton poignet.

— Amma ! Les garçons ne mettent pas de bracelets.

— Et depuis quand je donne dans la bijouterie ? a-t-elle rétorqué en tirant sèchement sur son tablier pour en effacer les plis. Ce n’est bon que pour les femmes qui ont du temps à perdre et rien dans la tête. Une ficelle rouge est un lien avec l’Autre Monde et offre le genre de protection que je ne peux assurer. Allez, obéis-moi.

Il était inutile de discuter avec Amma quand elle avait cet air-là, mélange de peur et de chagrin qu’elle arborait comme un fardeau trop lourd à porter. J’ai tendu le bras, l’autorisant à nouer la cordelette à mon poignet. Aussitôt après, elle semait du sel sur le rebord de ma fenêtre.

— Tout ira bien, Amma, ne te bile pas.

S’arrêtant sur le seuil, elle m’a fixé en essuyant ses yeux humides.

— J’ai juste haché des oignons toute la sainte journée, a-t-elle marmonné.

Un truc ne tournait pas rond, elle avait raison sur ce point. J’avais cependant l’intuition que ce n’était pas moi.

— As-tu déjà entendu parler d’un type appelé John Breed ?

Elle s’est raidie.

— Ne m’oblige pas à donner cette côte de porc à Lucille, Ethan Wate !

— Bien, madame.

Amma était au courant de certaines choses, ce qui n’était pas bon signe, surtout parce qu’elle les taisait. Je le savais aussi bien que je connaissais sa recette de côtes de porc, laquelle ne comprenait pas d’oignons.

17 Lunes
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